Anant Welankar (Om Puri) est un jeune policier idéaliste. Pourtant, il exerce un métier ingrat où l’honnêteté n’est pas toujours récompensée par une promotion, et où certains de ses collègues, par confort et par paresse, se mettent au service de la mafia locale. Un jour où il s’apprête à arrêter le gangster Rama Shetty (Sadashiv Amrapurkar), qui a commandité un meurtre, son supérieur corrompu lui ordonne d’étouffer l’affaire. Un autre jour, il rudoie des suspects et est menacé de suspension.
Dès lors, Anant commence à avoir des doutes. Il revoit son père (Amrish Puri), agent de police provincial à la retraite, un homme étroit d’esprit et violent qui bat son épouse, et qui l’avait forcé à entrer dans la police alors que sa sensibilité artistique le poussait plutôt à suivre des études pour devenir professeur. Il croise parfois également Mike Lobo (Naseeruddin Shah), un policier suspendu alcoolique qui lui quémande à chaque fois de l’argent. Anant, lui aussi, commence à sombrer dans l’alcool, et son seul rayon de soleil est Jyotsna Gokhale (Smita Patil), une enseignante qu’il courtise et à qui il se confie. Elle lui conseille même, au bout d’un moment, de changer de métier avant qu’il ne soit trop tard. Anant parviendra-t-il à s’en sortir grâce à elle ?
Ardh Satya est l’une des premières réalisations de Govind Nihalani, chef-opérateur de formation qui a travaillé à plusieurs reprises avec le talentueux Shyam Benegal, notamment sur Bhumika, dont il a repris les acteurs dans son premier film, Aakrosh, ainsi que dans celui-ci : Om Puri, Smita Patil, Amrish Puri, Naseeruddin Shah, autant de comédiens formés au théâtre qui sont ici tous excellents, comme c’est souvent le cas dans le cinéma d’auteur indépendant hindi (mentionnons aussi au passage la présence du comique rondouillard Satish Shah, ici à contre-emploi puisqu’il joue le rôle d’un bandit armé).
L’originalité du film réside dans le choix du cinéaste de prendre le genre policier comme toile de fond d’un film d’auteur réaliste exigeant. Son protagoniste, l’un des rares rôles principaux de l’acteur atypique au visage grêlé Om Puri (il était aussi le héros de Sadgati de Satyajit Ray), est ainsi un personnage complexe : homme cultivé, qui aurait voulu enseigner la littérature (c’est justement la profession de son amie interprétée par Smita Patil), il essaie de rester un officier intègre, est révolté par les violences et les abus faits aux femmes et n’hésite pas à rosser, dans des explosions de fureur, tous ceux qui en sont responsables… L’ambiguïté du personnage est éclairée par les flash-backs de sa jeunesse et ses rapports conflictuels avec son père (ce lourd héritage psychologique du père rappelle un peu les personnages des romans de Zola), dont il condamne la violence envers sa mère et, par là, envers les femmes, mais dont il reproduit la violence sans s’en rendre compte, croyant bénéficier d’un alibi moral ; son amie lui fait d’ailleurs remarquer que le fait qu’il roue de coups un homme parce qu’il lui a mis la main aux fesses dans le bus est moins une juste sanction pour le fautif qu’un prétexte pour se défouler, une ivresse de la violence à laquelle il succombe dès qu’il se le permet, en quelque sorte, et qui n’est que renforcée par celle que lui procure la boisson, comme l’attestent plusieurs scènes fortement alcoolisées…
Notons que dans ces passages intimistes sombres, en comparaison aux séquences d’extérieur naturalistes, le réalisateur donne plus de contraste à sa photographie clinique et opte pour de longs gros plans qui scrutent au plus près les visages (on pense à la manière de filmer de Vishal Bharadwaj dans le drame réaliste Maqbool, également avec Om Puri et Naseeruddin Shah).
Dans une scène-clé, Smita Patil demande à Om Puri de lire un poème, qui donne son titre au film. Il y est question d’un homme qui est littéralement entré dans un cercle vicieux, souillé définitivement par le vice, et qui se retrouve finalement face à une cruelle alternative : il doit choisir entre l’impuissance et la virilité, puisque entre les deux il n’y a qu’une "demi-vérité" (ardh satya). Cette métaphore est employée par le protagoniste lui-même, qui se considère comme castré par l’autorité (son père, ses supérieurs hiérarchiques), et ne se sent viril et puissant que lorsqu’il porte l’uniforme, et a fortiori quand il exerce une violence, officielle ou pas, qu’il pense moralement justifiée.
Un autre thème plus conventionnel du film, qu’on retrouve dans les polars musclés plus commerciaux de Bollywood, est la dénonciation de la collusion entre une partie de la police, le gangstérisme local et la politique. Cette connivence se cristallise avec le personnage fascinant et calculateur du gangster Rama Shetty, incarné par le très bon Sadashiv Amrapurkar, qui n’a pas de scrupule à se présenter aux élections municipales ; pire encore, il réussit à se faire élire, et notre héros, pour éviter d’être suspendu à la suite d’une bavure, est obligé de s’adresser à lui, son ennemi juré, et de lui proposer de l’argent pour qu’il lui sauve la mise… mais il est même prêt à l’aider "gratuitement" s’il accepte de devenir l’un de ses "amis" dans la police !
On peut mentionner cependant quelques scènes qui manquent de finesse : le dénouement peut paraître moralisateur (Nihalani a voulu imposer sa propre fin, on serait donc curieux de voir la fin alternative qui a été tournée d’après le scénario de l’écrivain Vijay Tendulkar), la vision de la police indienne et de sa justice à deux vitesses semble bien désabusée, voire réductrice (dans une séquence démonstrative, un officier préfère flatter les puissants et s’attaquer aux faibles)… Il est aussi dommage de n’avoir accordé qu’une poignée de scènes assez brèves à Amrish Puri, dont la relation avec son fils à l’écran aurait mérité d’être développée, d’autant plus que la durée du film (deux heures) est courte pour l’époque ; le grand acteur nous réserve tout de même de belles colères comme il en a le secret.
Il n’en reste pas moins qu’Ardh Satya est une réussite, un bon polar réaliste avec un héros frustré et tourmenté, Om Puri trouvant ici l’un de ses plus grands rôles, ainsi que quelques-uns des meilleurs acteurs du cinéma hindi contemporain, mention spéciale à la sublime Smita Patil (Bhumika, Arth), grande actrice de la trempe d’une Shabana Azmi qui a disparu trop tôt.
Le film, succès-surprise et lauréat de nombreuses récompenses à l’époque, est même devenu une référence du genre policier en Inde, et a certainement inspiré des productions Ram Gopal Varma comme Shool et Ab Tak Chhappan, autres beaux portraits de flics solitaires confrontés à la violence, quoique moins proches du film d’auteur. Quant à Govind Nihalani, il réalisera un autre drame policier où il retrouvera pour la dernière fois les Puri, Dev avec Amitabh Bachchan.