Int. Martine Armand : Avenir du cinéma d’auteur indien part. III…
Publié vendredi 8 octobre 2004
Dernière modification vendredi 8 octobre 2004
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Fantastikasia : Un occidental a des a priori sur le cinéma asiatique, qu’il trouve par exemple plus lent…
Pensez-vous qu’il puisse les dépasser ?
La lenteur est une question de sensibilité, pas seulement une question de culture…cela reste subjectif. Je pense que ce qui importe c’est de s’ancrer dans les réalités de sa culture. C’est cela d’ailleurs qui fait la particularité du cinéma indien et qui le rend si attachant. Quand on parle de mondialisation, je n’y crois pas un seul instant. En revanche, si le public va plus facilement vers le cinéma par exemple chinois, de Taïwan ou de Corée , c’est peut être parce que la vie urbaine et la jeunesse en sont les thèmes centraux… Tous ces films parlent de jeunesse. Alors que les thèmes du cinéma indien sont très différents, de nombreux auteurs s’interrogent plutôt sur les rapports entre tradition et modernité. Vous verrez dans La danse du vent de Rajan Khosla, une jeune femme qui passe du jean au sari. Elle apprend le chant traditionnel auprès de sa mère qui a reçu l’enseignement d’un gourou. Sans vouloir dévoiler le film, il y a une cassure, elle perd sa voix et veut retrouver le fil. Au-delà de l’intrique, il est question de l’héritage historique des Moghols qui ont amené cette forme de musique. Ce film reflète également une réalité qui semble propre à l’Inde : on peut y aimer à la fois le rap et la musique classique.
Fantastikasia : Vous pensez que ce conflit est une chance ?
Martine Armand : Je n’ai pas parlé de conflit. Je dirais plutôt un contraste, qui peut être vécu comme un conflit. Mais je pense que c’est une chance d’être né dans un pays qui a une culture et une histoire aussi longue, voire aussi complexe. Le premier film que j’ai programmé, Bhumika (« Le rôle »), traite du passage du monde rural au monde urbain, de personnes obligées de quitter leurs terres pour aller vivre en ville. C’est pour moi un hommage à Smita Patil que j’aime beaucoup (NDLR : actrice principale de Bhumika, dédiée à la cause des femmes et au cinéma alternatif). Shyam Benegal, le réalisateur, a fait des documentaires sur Nehru, sur Gandhi. C’est un réalisateur de la nouvelle vague mais il est considéré comme un cinéaste tout court, largement diffusé. Tous ses films intègrent l’histoire, par exemple il est l’un des rares cinéastes à avoir fait un film traitant de l’héritage portugais dans une famille de Goa.
Fantastikasia : Vous pensez que les films indiens peuvent intéresser les occidentaux malgré toutes ces particularités culturelles ?
Martine Armand : Cela dépend du public. Dans le film La danse du vent par exemple qui parle de tradition et modernité et met en scène des jeunes, l’actrice a une trentaine d’années et elle a des élèves d’une vingtaine d’années : les jeunes en occident devraient pouvoir se sentir proches d’eux. Je crois que c’est une question individuelle. Tout le monde s’interroge sur ses appartenances. Une personne peut ne pas s’identifier culturellement aux personnages incarnés par les acteurs indiens… mais elle pourra s’identifier à d’autres choses, comme leurs sentiments. Cela dépend de ce que l’on cherche dans un film. On revient toujours à des interrogations sur la vie, sur la mort, les sentiments. Ce sont des sentiments humains, des valeurs, qui vont au-delà d’une appartenance culturelle, géographique…
Fantastikasia : Pensez-vous que le cinéma d’auteur asiatique a une chance auprès des distributeurs en France ?
Martine Armand : Le cinéma d’auteur, par définition, a besoin d’un distributeur courageux pour le distribuer contre vents et marées. Des distributeurs ont déjà distribué des films de Guru Dutt, Satyajit Ray, Ritwik Ghatak et plus récemment Shaym Benegal ou Buddhadeb Dasgupta pour n’en citer que quelques uns. De toutes les manières, distribuer un film d’auteur est un pari, quelle que soit le pays ou la culture d’où il vient, Même si les critiques sont très bonnes, parfois le public ne suit pas. Alors que le public peut suivre quand les critiques sont plus médiocres. Quoi qu’il en soit, le problème de l’identification d’une jeunesse occidentale à la jeunesse indienne n’est certainement pas une raison suffisante pour que les films ne marchent pas. Encore une fois : cela dépend du public, qui il est, ce qu’il recherche…
Fantastikasia : Le cinéma d’auteur occidental a-t-il une place en Inde ?
Martine Armand : Le cinéma occidental en Inde rencontre les mêmes problèmes que le cinéma d’auteur indien. On disait que jusqu’à présent environ 98% des films en Inde sont des films dits « hindi » c’est à dire des films indiens commerciaux. Le cinéma occidental en Inde, à ma connaissance, n’est pas vraiment distribué. On le voit au cours de festivals, dans certaines grandes villes et par certains circuits culturels… Maintenant, tout dépend de quels films nous parlons. S’il s’agit des grandes productions produites par les majors américaines, oui, il y a un public. En fin de compte c’est une démarche assez proche des films de Bollywood. Si on parle de cinéma d’auteur occidental, je pense qu’on rencontre les mêmes difficultés que le cinéma d’auteur indien.
Fantastikasia : Comment expliquez-vous que les Indiens semblent se désintéresser de leurs films d’auteur ?
Martine Armand : Je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous. Ce n’est pas une question d’intérêt, mais d’accessibilité : le seul cinéma indien distribué est le cinéma commercial. Il a complètement masqué le cinéma d’auteur. Le cinéma d’auteur n’est pas distribué en Inde, sauf dans certains états. Sans vouloir faire de politique, il est vrai que les gouvernements marxistes du Bengale et du Kerala, où les taux d’alphabétisation des hommes et des femmes sont les plus élevés, où il existe une véritable politique culturelle, les films d’auteur sont davantage distribués. L’aide du gouvernement reste très restreinte. Il existe un organisme mais ses moyens sont très limités. Il subventionne des productions et coproductions. Les "film societies" créées entre autres par Satyajit Ray à la fin des années 40, ont permis de montrer des films classiques indiens et du monde entier partout en Inde.
Plus récemment, ont été mis en place cinq ou six festivals internationaux du cinéma en Inde, qui permettent aux Indiens de découvrir des films d’auteurs indiens ou autres. De nombreux ciné-clubs font aussi un travail fabuleux.
Depuis quelques années la télévision a fait quelques efforts en montrant régulièrement des films de différents auteurs. Mais aucun distributeur ne fait confiance au public. Je pense d’ailleurs qu’une partie du public ne viendrait pas, parce qu’il a pris l’habitude de consommer le cinéma commercial sous une forme de plus en plus violente, malgré la nouvelle tendance qui est plutôt à la comédie. Cependant, s’il existe un public potentiel pour le cinéma d’auteur dans les villes, il faut remarquer qu’il n’existe pas de salle et de circuit de distribution suffisamment solides.
Tout fonctionne encore beaucoup sur un modèle consistant à obtenir une sorte de garantie venant de l’occident : un cinéaste fait un bon film d’auteur, ce film a la chance d’aller dans un festival international en occident et d’être primé, il bénéficie d’une bonne critique internationale, alors il a peut être une chance d’être montré en Inde dans les festivals ou même distribué dans certains états.
Le problème de la distribution est aussi lié à la multiplicité des langues : le film d’auteur est ancré dans une région dont il parle la langue, pour toucher les états voisins il faudrait doubler le film ou le sous-titrer, le public doit lire et comprendre les sous-titres…
Heureusement, le cinéma d’auteur indien a eu depuis ses débuts l’appui de certains acteurs et actrices qui appartiennent aussi au cinéma populaire. Om Puri a fait des films d’auteur tout comme d’autres stars Shabana Azmi, et tant d’autres qui ont contribué à fait venir le public, Shah Rukh Khan aussi. Les producteurs indépendants sont de plus en plus nombreux à être conscients qu’il y a un véritable creuset d’auteurs. Je terminerai en parlant de réalisateurs comme Mani Ratnam, que je n’ai d’ailleurs pas envie de placer dans la catégorie du cinéma Bollywood, et il ne représente pas tout à fait le cinéma d’auteur tel qu’on l’entend, avec son côté confidentiel, intime. Mais les films d’un réalisateur comme lui ont des possibilités de distribution et de succès à la fois en Inde et ici.
Nous remercions chaleureusement toute l’équipe en charge de l’Été Indien du musée Guimet et plus particulièrement Martine Armand, Hubert Laot, Véronique Prost et Edit Nicol.