Talvar
Traduction : L'épée
Langue | Hindi |
Genre | Drame |
Dir. Photo | Pankaj Kumar |
Acteurs | Tabu, Konkona Sen Sharma, Irrfan Khan, Prakash Belawadi, Neeraj Kabi, Sohum Shah, Ayesha Parveen, Gajraj Rao |
Dir. Musical | Vishal Bhardwaj |
Parolier | Gulzar |
Chanteurs | Arijit Singh, Sukhwinder Singh, Rekha Bharadwaj, Arooj Aftab |
Producteurs | Vishal Bhardwaj, Vineet Jain |
Durée | 132 mn |
Lors d’une cérémonie de remise de prix du CDI (Central Department of Investigation) le 1er avril 2008, Ramshankar Pillai (Prakash Belawadi) propose Ashwin Kumar (Irrfan Khan) pour reprendre l’enquête sur le double meurtre de Noida. La police locale s’embourbe depuis quinze jours, et le public comme les média commencent à s’émouvoir ; le Departement doit donc intervenir. Ashwin est un enquêteur au caractère ombrageux, en instance de divorce, mais ses supérieurs sont facilement convaincus qu’il est le meilleur, et surtout le plus rapide, pour dénouer l’écheveau.
Deux semaines plus tôt, à Noida, la bonne était arrivée comme tous les jours pour prendre son service chez les Tandon. Elle était encore sur le seuil de la porte d’entrée lorsque la mère Nutan (Konkona Sen Sharma) est sortie en hurlant de la chambre de sa fille. Ramesh (Neeraj Kabi), le père, se tennait debout immobile au pied du lit sur lequel gisait Shruti (Ayesha Parveen), 14 ans, la gorge tranchée. La bonne s’est précipitée pour appeler la police.
L’inspecteur Dhaniram (Gajraj Rao) de la police locale prend l’affaire en main. Khempal, le domestique des Tandon, a disparu et il est évident qu’il s’est enfui après avoir assassiné la jeune fille. La police lance la traque, sans succès. Deux jours plus tard, alors que les Tandon reviennent de la cérémonie de crémation, le corps en décomposition de Khempal est découvert par hasard sur la terrasse de leur appartement. L’inspecteur Dhaniram, notoirement incompétent, a maintenant deux cadavres sur les bras. Il méprise les techniques scientifiques d’investigation, néglige les preuves et compte à présent faire avouer le père du double meurtre…
Talvar s’inspire très fidèlement du double-meurtre de Noida qui a réellement eu lieu dans la nuit du 15 au 16 mai 2008 dans cette ville nouvelle d’Uttar Pradesh. La jeune fille de la maison, Aarushi Talwar, ainsi que le domestique Hemraj Banjade ont été assassinés dans l’appartement — fermé de l’intérieur — du docteur Talwar [1]. La police locale a bâclé l’enquête initiale ce qui a poussé le CBI (Central Bureau of Investigation, le bureau fédéral d’enquêtes indien) à intervenir. Malgré d’importants moyens engagés, le CBI n’est pas parvenu à des conclusions définitives laissant à la justice le soin de trancher entre deux thèses aussi opposées que mal étayées : les parents ou des domestiques auraient commis les crimes. Comme dans le meurtre du petit Grégory en France, le public indien s’est passionné pour cette affaire mystérieuse qui a défrayé la chronique pendant des mois. Le verdict, prononcé en novembre 2013, n’a pas apaisé les ardeurs des défenseurs ni des accusateurs des parents, Rajesh et Nupur Talwar.
Déjà au tout début de l’année 2015, un premier film a été réalisé sur cette affaire. Kay Kay Menon y incarnait le policier du CBI qui tente de découvrir l’assassin. Rahasya (« le secret » en hindi) est une fiction qui fait la part belle aux courses poursuites et autres secrets inavouables. Il propose même une explication aussi ridicule qu’invraisemblable. La mère aurait tué sa fille et le domestique pour une sombre histoire d’adoption. La famille Talwar a protesté en vain et le film est sorti en salles. Peut-être pour éviter un second scénario trop romancé qui tourne à la diffamation, la famille a fourni des informations de première main à Vishal Bhardwaj, le scénariste et producteur de Talvar.
Mais au lieu de plonger simplement dans le sens des Talwar, les auteurs nous proposent un film singulier où tous les points de vue sont présentés. Ils nous placent ainsi dans la tête des policiers à mesure qu’ils enquêtent. Est-ce le père ? Les domestiques ? Est-ce un crime d’honneur ? Un viol qui a tourné au meurtre un soir de beuverie ? Les différentes hypothèses envisagées par les autorités sont montrées à la manière de Rash ?mon, le chef-d’oeuvre d’Akira Kurosawa. Dans ce film sorti en 1950, un crime est raconté sous quatre angles différents sans qu’une quelconque vérité se dégage. Sous couvert de laisser le public se faire sa propre opinion, Kurosawa touchait du doigt la relativité des témoignages qui rend tout jugement impossible. Dans le même esprit, la réalisatrice Meghna Gulzar laisse le choix au spectateur de décider ce qu’il veut croire. Elle ne met pas l’accent sur une version particulière et au final ne propose pas sa propre interprétation des faits. Comme elle l’a dit à de multiples reprises, elle n’a cherché à relater que ce qui était établi et officiellement envisagé.
Seulement, Talvar ne se situe pas dans un Japon médiéval de cinéma. Il nous raconte une histoire vraie avec une précision documentaire où le soucis du détail est extrême. Les lieux de tournages par exemple sont situés à seulement quelques dizaines de mètres du véritable appartement des meurtres. Ces gens nous ressemblent et on ne peut s’empêcher d’avoir des à priori. C’est ainsi que la présentation aussi neutre que possible des différentes versions du crime est à première vue dévastatrice pour les tenants de la responsabilité des parents. En effet, leur seul mobile identifié par la police locale est un crime d’honneur, ce qui pourrait sembler très invraisemblable. Les Talwar étaient un couple de dentistes, d’un niveau culturel élevé, modernes, aimant leur fille unique, à des années-lumière des barbares arriérés qui commettent ce genre d’atrocité, en Haryana ou ailleurs. Les montrer égorgeant une enfant de 14 ans provoque un haut-le-cœur tout en servant de repoussoir pour cette thèse atroce.
Mais si les choses étaient si simples, il n’y aurait probablement pas de film. Tout le monde, et Talvar le montre bien, s’accorde sur le fait que l’enquête initiale n’a pas été à la hauteur. Les policiers qui ont procédé aux premières investigations ont presque consciencieusement détruit toutes les preuves qui auraient permis, peut-être, de savoir la vérité. Nous suivons donc Ashwin Kumar (dans la réalité l’inspecteur Arun Kumar), l’enquêteur spécial qui se voit confiée l’affaire sous la pression des médias. Il utilise autant que possible les techniques policières actuelles tout en flirtant avec les limites de la légalité. Nous sommes en terrain connu. C’est un flic solitaire et déterminé comme on en a déjà vu des centaines. Le doute vient d’où on l’attend pas. Une scission se forme au sein du CDI (dans la réalité le CBI). Certains croient dur comme fer que le crime a été commis par les parents qu’ils voient comme des monstres machiavéliques.
Comment des membres de cette organisation qui se veut à la pointe peuvent-ils accréditer une telle idée ? Assis dans notre fauteuil, si loin de cette ville d’Uttar Pradesh, on se prend à douter. Les luttes internes de pouvoir au sein du CBI ne peuvent pas justifier l’impensable. Et si nous étions ceux qui ne comprenions pas ? Si nos préjugés nous empêchaient de voir ? À mesure que l’enquête patauge, qu’aucune preuve définitive ne se dégage, qu’Ashwin Kumar se met tout le bureau à dos, on se demande si le mobile et le déroulement des faits qu’il propose n’est pas trop confortable. Accuser le petit peuple de serviteurs qui gravitait autour des Talwar n’est-il pas trop simple ? Serait-il plus facile à un homme à tout faire payé quelques centaines de roupies par jour de trancher froidement la gorge d’une gamine ? Pourquoi les parents ne se défendent-ils pas plus énergiquement ?
Aucun des personnages n’est réellement attachant, mais ils ne sont pas détestables non plus. Il est même difficile d’éprouver de la sympathie pour Ashwin Kumar qui devient de plus en plus horripilant à mesure qu’il se noie dans son enquête. Comme dans Not a Love Story, les auteurs se mettent en retrait pour nous laisser notre liberté.
Les acteurs, tous formidables, sont à la manœuvre pour incarner ces personnages réels. Aucun ne surjoue, aucun n’est en retrait. Même le plus insignifiant second rôle est criant de vérité. C’est le cas par exemple des journalistes qui ressemblent à s’y méprendre à ceux qu’on voit à la télévision indienne. Les parents interprétés par Konkona Sen Sharma et Neeraj Kabi sont totalement crédibles, aussi bien en parents dévastés par la mort de leur fille que comme de glaçants meurtriers. Du grand art ! Les policiers, en tête desquels Gajraj Rao et Irrfan Khan sont eux aussi toujours dans le vrai. Talvar nous gratifie même de la présence de Tabu dans le tout petit rôle de la femme Ashwin Kumar.
La réalité est suffisamment prenante pour qu’il ne soit pas nécessaire d’ajouter des épisodes de fiction ou d’accélérer artificiellement l’intrigue. La réalisation impeccable, souvent caméra à l’épaule, nous tient en haleine tout au long du film sans qu’on voit le temps passer. Les trois chansons tristes dont les paroles sont écrites par Gulzar, le père de la réalisatrice et le parolier habituel de Vishal Bhardwaj, ponctuent élégamment le film et nous permettent de souffler.
On pourrait penser que Meghna Gulzar et Vishal Bhardwaj ont cherché à protester contre une erreur judiciaire, et le film peut certainement être vu comme cela. Mais lorsque la lumière se rallume, plus rien n’est si sûr. Nous sommes pris au piège de nos propres préjugés. Il n’est même pas certain que Talvar soit d’un secours quelconque dans une éventuelle tentative de réhabilitation.
Ce film n’est pas Le Pull-over rouge. C’est un prétexte à ausculter la société indienne, à exposer les turpitudes de la police et à montrer les relations compliquées entre maîtres et serviteurs. À ce titre, il est passionnant et reste longtemps en mémoire.
[1] Le titre du film, qui signifie « Épée » en hindi, reprend le nom réel de la famille dans laquelle a eu lieu le double crime.