Censure dans le cinéma hindi
Publié vendredi 8 juillet 2016
Dernière modification lundi 19 décembre 2016
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Le cinéma de Bombay ne présente presque jamais de scène de nature à gêner ou à choquer même les plus jeunes enfants. On y voit que très rarement des baisers ou des passages très violents. La nudité est absente tout comme la contestation politique. La pornographie n’existe tout simplement pas.
Est-ce la conséquence d’une censure très efficace ou y a-t-il autre chose ?
La première loi régissant le cinéma indien date de 1918 alors que le pays est encore sous domination britannique. Ce premier Cinematograph Act instaure une procédure de certification dépendant des autorités locales de police. Des comités de censure sont établis à Bombay, Madras, Calcutta et Rangoon. La seule règle qui amène à l’interdiction d’un film est simplement « la mise en danger de la paix publique ». L’administration se saisit rapidement de ce motif flou dès les débuts du cinéma. C’est ainsi que Bhakta Vidur est partiellement interdit en 1921 pour avoir représenté le Mahatma Gandhi, et que les autorités du Tamil-Nadu demandent en 1922 qu’une danse jugée obscène de Pati Bhakti soit retirée.
Contre toute attente, des films occidentaux sont également parfois censurés en Inde du temps de la colonisation britannique. La surprenante raison est donnée dans le journal américain The Film Daily en novembre 1925 : « Il est fait remarquer que montrer de tels films [les romances, décrites comme sex films] peut avoir des effets dangereux sur le prestige de l’homme blanc aux yeux des indigènes, en minant le respect qui est un des principaux piliers sur lequel repose la domination blanche ».
La loi de 1918 est modifiée à la marge en 1949, puis un nouveau Cinematograph Act, toujours en vigueur, est promulgué en 1952. Un film ne peut dès lors être certifié s’il va contre les intérêts de l’État, de l’ordre public, de la décence ou de la moralité, s’il diffame ou insulte la justice ou enfin s’il incite à commettre des crimes ou délits. Ces règles sont mises en œuvre au niveau national [1] par le CBFC (Central Board of Film Certification). Elles sont encore très imprécises, c’est pourquoi un guide de censure est édicté par le gouvernement. En cas de litige, un tribunal d’appel, le FCAT Film Certification Appellate Tribunal, rend un verdict définitif.
Aujourd’hui en 2015, le guide de censure a été affiné. Le CBFC, qui se veut le garant du « bon goût », bannit spécifiquement tout ce qui peut :
– justifier ou glorifier les activités antisociales telles que la violence
– inciter au crime
– montrer des enfants victimes, acteurs ou témoins de violences
– ridiculiser des handicapés
– montrer de la cruauté envers les animaux
– montrer des scènes de violence ou d’horreur pour le seul plaisir des spectateurs
– justifier, encourager ou glorifier la boisson, le tabac ou l’addiction à la drogue
– offenser la sensibilité comme la vulgarité, l’obscénité ou la dépravation
– faire entendre des mots à double sens qui font écho aux bas instincts
– montrer des scènes dénigrant ou dégradant des femmes
– montrer des scènes de violences sexuelles telles que le viol. Si elles sont indispensables, elles doivent être réduites au minimum
– montrer des scènes de perversion sexuelle. Si elles sont indispensables, elles doivent être réduites au minimum sans qu’aucun détail soit montré
– montrer ou faire entendre tout ce qui peut offenser des groupes ethniques ou religieux
– montrer ou faire entendre la promotion du communautarisme, de l’obscurantisme ou des attitudes anti-scientifiques
– diffamer des individus, des groupes d’individus ou la justice
– être contraire aux intérêts de l’État
– représenter les symboles de l’État (drapeau, hymnes etc.) de façon contraire à la loi
Comme l’indiquait Madhurifan dans son article « La certification des films indiens », les films sont classés en 4 catégories en fonction de ces critères. Des coupes sont demandées par le CBFC pour entrer dans l’une d’entre elles. Outre le risque de se voir refuser l’indispensable visa d’exploitation, ne pas s’exécuter pourrait entraîner une classification pour adultes. Or, les films interdits aux moins de 18 ans ne peuvent être diffusés à la télévision avant 23h. Même leurs bandes-annonces sont interdites. Les enjeux financiers sont donc considérables. Par conséquent les producteurs amputent leurs films le plus souvent sans trop rechigner.
Si le film entier peut être qualifié d’antisocial ou de vulgaire, il sera interdit. C’est arrivé dans un premier temps à Paanch d’Anurag Kashyap. Le film présente un groupe qui s’adonne à la boisson et à la drogue, qui vole, tue et s’entre-tue sans grande justification. On peut même croire que l’un d’entre eux arrive à échapper aux rigueurs de la loi après avoir éliminé tous les autres. Grâce au jeu des appels, l’interdiction totale est cependant très rare. Même Paanch a fini par obtenir le précieux visa en 2001 ; après plusieurs coupes il est vrai. Seuls des problèmes de production l’ont en définitive empêché de sortir en salles.
La législation indienne a donc théoriquement gagné en clarté tout en laissant une très grande marge d’appréciation au comité de régulation. C’est à lui de définir aujourd’hui ce qui « offense la sensibilité » du public. Suivant les époques, il a été plus ou moins sourcilleux. On peut dire sans risque de se tromper qu’il est, et a toujours été, d’une pruderie qui ne laisse pas d’étonner les spectateurs étrangers. Mais lui doit-on pour autant le fait que même les deux couples emblématiques du cinéma romantique hindi, Nargis-Raj Kapoor et Kajol-Shah Rukh Khan ne se sont jamais embrassés à l’écran ?
Le cinéma indien a fait ses débuts avec des sujets religieux ou mythologiques très éloignés des canons occidentaux. Son véritable essor date du début des années 1920 avec l’arrivée de vedettes féminines et l’apparition d’histoires d’amour. Les cinémas anglais et américain sont alors prédominants face à une production locale balbutiante. Comment résister au baiser entre Greta Garbo et John Gilbert dans La chair et le Diable ? Le Sous-continent s’y met donc aussi timidement. Les couples romantiques tels que Zebunissa-Master Vithal, Madhuri-E.Billimoria et surtout Sulochana-D.Billimoria s’embrassent parfois à bouche que veux-tu.
La censure n’y trouve rien à redire, mais ces scènes gênent de nombreux spectateurs. Le baiser fait partie de la sphère privée. Il s’agit d’un acte intime qui n’est pas pratiqué à la vue de tous. Une partie importante de la population va jusqu’à le trouver vulgaire. À mesure que le cinéma indien trouve son style et son public, les scènes de baiser finissent donc par disparaître. Au début des années 1930, il ne s’en trouve presque plus. Les historiens rapportent que le dernier baiser à l’écran de cette époque se trouve dans Zarina sorti en 1934. Jal Merchant y embrasse Zubeida pour la dernière fois avant que son personnage ne meure empoisonné.
Le comité de censure emboîte le pas à une tendance générale. Il va même devenir très pointilleux en objectant par exemple à un baiser de Dev Anand sur les yeux de Suraiya dans Afsar, en 1950. Pendant cinq décennies, les amants ne s’embrasseront plus dans les films indiens.
On ne retrouvera des baisers de cinéma qu’à partir du milieu des années 1980. Mais, même aujourd’hui ce n’est pas quelque chose d’anodin. Voici par exemple la réponse outrée de Salman Khan en septembre 2015 lorsqu’on lui demande s’il a supprimé une scène de baiser du film Hero qu’il a produit. Notez la réaction de la jeune première Athiya Shetty lorsqu’elle entend l’expression kissing scene.
Interview de Salman Khan pendant le lancement de Hero (09/2015)
Cet extrait nous montre que la plus grande vedette du moment nie non seulement farouchement qu’il y ait eu le moindre baiser dans son film, mais en plus, défend l’idée qu’il n’y en ait pas. Pour lui, qui a pourtant principalement tourné dans des films romantiques, le baiser est quelque chose d’extrêmement vulgaire. Partout ailleurs dans le monde, le montage final d’un film par son producteur serait la question délicate. Ici, seule l’évocation d’un baiser entre les deux amants soulève une controverse.
Mais les mentalités évoluent et cet avis n’est pas partagé par tous. Emraan Hashmi s’est fait une spécialité d’embrasser ses partenaires. Aamir Khan a obtenu de très grands succès alors même qu’il embrassait ses vedettes féminines. Shah Rukh Khan enfin a déposé un délicat baiser sur les lèvres de Katrina Kaif dans Jab Tak Hai Jaan sans qu’on y trouve à redire. Dans un genre différent, on peut aujourd’hui voir des hommes s’embrasser comme dans Bombay Talkies ou Dunno Y… Na Jaane Kyon. Si le CBFC n’interdit plus les baisers à l’écran depuis longtemps, il a aujourd’hui tendance à en raccourcir la durée, considérant qu’un baiser trop appuyé est érotique, donc obscène. Quoiqu’il en soit, il est probable que les baisers soient aujourd’hui plus courants dans le cinéma hindi qu’ils ne l’étaient à la fin des années 1920.
Ils ne sont pas très fréquents, mais ils marquent encore vivement les esprits. C’est ainsi que dans une tentative de mettre en avant l’Inde même dans ce domaine, certains historiens vantent l’histoire d’un baiser interminable qui aurait été montré dans Karma, une coproduction internationale en langue anglaise sortie en 1933 [2]. La réalité est tout autre : le prince de Jahanagar (Himansu Rai) est inconscient après avoir été mordu par un cobra. Il est sur le point de mourir. La maharani de Sitapur (Devika Rani) qui rêvait de l’épouser est inconsolable. Un charmeur de serpent a dit que le seul remède était une nouvelle morsure par le même cobra. Le prince est porté par sa suite dans la hutte du charmeur de serpents qui est parti à la chasse au reptile. La maharani se lamente… Voici la scène dans son intégralité et sans coupure.
Scène de baiser dans son intégralité. Extrait de Karma (1933)
Devika embrasse-t-elle son mari Himansu pendant 4 minutes comme beaucoup l’indiquent ? Non. Et d’ailleurs, est-ce un baiser de cinéma ? Non plus. Cette interprétation erronée montre que les baisers sur les écrans indiens ont encore aujourd’hui un tel goût d’interdit qu’on se prend parfois à les imaginer.
Si le baiser à l’écran suscite des réactions, ce n’est rien à côté des scènes dénudées. Les temples sont pourtant remplis de statues d’hommes et de femmes nues. Des ascètes nus sont visibles dans la rue. Mais la nudité au cinéma est extrêmement rare.
Là encore, la faute ne repose pas uniquement sur la censure. Aucun homme nu n’a jamais été montré de face dans le cinéma indien [3] Le CBFC n’a pas eu à se prononcer sur le sujet car aucun réalisateur n’a osé le faire. Le seul long-métrage indien présentant une femme complètement nue est Bandit Queen sorti en 1994. Le comité de censure s’est sérieusement interrogé sur la pertinence d’autoriser plusieurs scènes dont celle où Phoolan Devi, jouée par une doublure de Seema Biswas, erre dans la rue après avoir été violée par une bande de soudards. Le film n’a initialement obtenu de visa qu’après de nombreuses coupes. Le producteur a fait appel de cette décision et le film a pu être diffusé en salles presque dans son intégralité, amputé seulement d’un passage mineur.
En réalité, Bollywood n’a montré aucune partie de corps affriolante pendant près de 60 ans. L’angoisse de risquer de titiller les spectateurs a refroidi l’ardeur des plus téméraires. Car c’est là le problème : une image de corps nu ne se conçoit que comme érotique, donc indécente, et par conséquent à éviter/interdire. On raconte que certains ont pourtant tenté leur chance dès les débuts du cinéma indien en suggérant quelques rondeurs de Sakina dans Sati Anusurya en 1921, ou en évoquant les formes de Mehtab dans Chitra-Lekha en 1941. Dans ces deux cas, il ne reste rien qui permette de préciser ce qui a été présenté aux spectateurs. L’absence de réaction de la presse et de la censure à l’époque laisse à penser qu’il n’y avait pas grand-chose à se mettre sous les yeux [4].
La nudité sur les écrans indiens ne commence qu’avec un rêve du jeune Raju dans Mera Naam Joker en 1970. Simi Garewal (ou sa doublure) se montre nue de dos avant de prendre un bain dans la rivière. Un peu après dans le même film, Padmini dévoile un bout de sein. Raj Kapoor frappe fort sans être inquiété par le CBFC. Il initie pourtant dans ce film ce qu’on appelle le skin-show en Inde : le dévoilement furtif d’un peu de peau féminine. Cela va tellement vite que le spectateur n’est pas très sûr de ce qu’il a vu, mais il est convaincu qu’un tabou a été franchi. La censure ne réagira pas plus avec Satyam Shivam Sundaram qui présente en 1978 une Zeenat Aman particulièrement sexy, mais dont on ne voit rien si ce n’est le côté de sa poitrine. Les deux films sont des échecs commerciaux. Le public indien est plus prude que le CBFC. Il boude les films où l’on peut croire voir des femmes nues. Dans un dernier élan, Raj Kapoor propose Ram Teri Ganga Maili en 1985. Le personnage de Ganga joué par Mandakini nourrit son fils au sein, donnant l’occasion de voir un mamelon pendant quelques secondes. Surtout, elle se baigne dans un sari semi-transparent en chantant Tujhe Bulayen Yeh Meri Bahen par la voix de Lata Mangeshkar. Cette chanson que voici n’a une fois de plus posé aucun problème au CBFC.
Pendant qu’un Raj Kapoor vieillissant laisser entrevoir un peu du corps de ses jeunes actrices, le cinéma d’auteur se développe. Ce qu’on appelle le parallel cinema est un peu plus aventureux que le cinéma hindi commercial. Il se risque donc à montrer quelques rarissimes nus. Ainsi Simi Garewal dévoile un peu de son anatomie dans Siddhartha [5] sorti en 1972. D’autres poitrines sont dévoilées dans Trishagni en 1988, dans Siddheshwari en 1989, dans Kasba en 1990 ou encore la plus célèbre d’entre-elles, celle de Deepa Sahi dans Maya Memsaab projeté en 1993.
Tous ces films ont passé la barrière de la censure. Ce n’est probablement pas le cas de The Cloud Door de Mani Kaul, un court métrage brièvement présenté dans un festival en Inde en 1994. Irrfan Khan y apparaît quelques secondes, mais ce n’est pas ce qui a fait la très relative célébrité de ce conte érotique inspiré de textes anciens. Une scène de bain ainsi que l’exposition prolongée de la poitrine de Anu Agarwal, l’actrice principale, l’ont gardé dans quelques mémoires. L’obscur The Cloud Door est certainement le film le plus « chaud » jamais réalisé à Bombay. Il serait sans doute certifié « Tous Publics » en France.
À partir des années 2000, le cinéma commercial s’essaye de temps en temps à montrer fugitivement un sein ou un morceau de fesse. Les saris blancs ont à nouveau été mouillés dans des films de second ordre. Plus que la crainte de la censure, les producteurs sont terrifiés par la réaction des spectateurs. Ils ne supportent pas la nudité à l’écran, si anecdotique soit-elle. À l’exception de Bandit Queen et de Ram Teri Ganga Maili, tous les films cités précédemment ont été rejetés par le public.
Mais lorsqu’il s’agit d’un film dont le thème principal est le sexe, la censure est implacable. Ainsi Cinquante Nuances de Grey n’a pas reçu de visa d’exploitation en 2015, même pour adultes, et même après que les producteurs aient accepté de multiples coupes. Le film est interdit aux moins de 12 ans en France.
Dans un pays où topless signifie une vue de dos, est-ce que porn existe ? Dans le discours commun, le mot fait référence aux blue movies, des films de série Z où on ne voit absolument rien qui puisse heurter une morale occidentale. En général, une actrice aux formes généreuses (voire très généreuses) s’offre à la vue sur une musique d’ascenseur qui se veut excitante. Par exemple, elle se lave (dans une rivière, dans une salle de bain, sous une cascade etc.) tout habillée sous le regard concupiscent de personnages masculins. Elle se fait aussi souvent violer, et là encore, tout le monde est chaudement vêtu. Ces films sortent en salle, parfois illégalement, mais leur mode de diffusion principal est le VCD ou le DVD. Avec la généralisation de l’accès à Internet, qui propose tellement plus, le genre qui s’est répandu dans les années 1980 semble actuellement en voie de disparition. Lorsqu’ils lui sont présentés, le CBFC ne semble pas objecter à ces films bizarres destinés exclusivement aux adultes.
L’expression blue movie se rapporte en fait à une œuvre expérimentale d’Andy Warhol sortie en 1969. Il montre deux personnes qui passent un après-midi en grande partie nues sur un lit, discutant de divers sujets entre deux scènes d’amour [6]. Sa diffusion en Inde est impensable. La principale raison tient au fait que la pornographie — la représentation explicite du sexe — est punie par la loi. C’est pour cela que tout le monde s’enfuit à l’annonce de l’arrivée de la police dans une des scènes finales de The Dirty Picture. De toute façon, la censure veille. Même si un tel film venait à être tourné, il serait immédiatement interdit. On ne peut donc pas voir en Inde de films à caractère pornographique dans des salles de cinéma, même spécialisées.
Contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, la pornographie existe pourtant bien. Son cinéma est totalement à la marge et les films ne circulent que sous le manteau au point qu’il sont extrêmement difficiles à trouver pour un étranger. Le premier d’entre eux, et le plus célèbre, est Bombay Fantasy tourné en vidéo vers 1985. Il n’y a ni scénario ni dialogue : deux hommes et deux femmes font juste l’amour pendant 42 minutes [7]. Plusieurs autres ont été tournés à sa suite, mais l’immense majorité de la production pornographique visible en Inde est en réalité réalisée à l’étranger.
Comme si interdire des images montrées ne suffisait pas, le CBFC s’intéresse aussi aux mots prononcés en vertu de la protection des chastes oreilles. À la base, seuls les jurons étaient concernés. Les auteurs devaient donc les effacer, ce qui laissait des blancs. On trouve ce cas par exemple dans la bande-annonce de The Attacks of 26/11 où le mot fuck a été supprimé (à 51s du début). Le mot est bien présent dans ce film qui est interdit aux moins de 18 ans. Cette extrême sensibilité aux grossièretés fait place à un peu de compréhension lorsque le sujet s’y prête dans un film destiné aux adultes. Pour cette raison le Fuck you ! hurlé par Anushka Sharma dans NH 10 a pu être conservé.
Mais d’autres mots ont la capacité d’irriter le comité de censure. Dès qu’il est fait référence au sexe, il soulève un sourcil. Même dans la bande-annonce du sage Queen, le mot sex a été effacé (à 1:11mn du début). Lorsqu’il n’est pas possible d’effacer un mot, il demande un changement. C’est ainsi que la chanson Sexy Sexy Mujhe Log Bole (« Ils m’appellent Sexy Sexy ») de Khuddar en 1994, est devenue Baby Baby Mujhe Log Bole (« Ils m’appellent Baby Baby »). Les auteurs portent donc une grande attention aux dialogues avant de tenter la certification, et s’en sortent en général avec un nombre minime de changements.
Éviter de faire entendre des mots tirés d’une liste préétablie est assez facile. Mais c’est autre chose lorsqu’il s’agit de censurer les textes à double sens, en particulier celui des chansons. Au fil des années, les paroliers se sont surpassés laissant le comité de censure relativement impuissant. Ils n’ont pu éviter par exemple le trivial I got a rocket in my pocket / Oh baby come and launch it / So we can fly away now de Grand Masti sorti en 2013. D’autres fois, ils se sont doctement interrogés avant de rendre les armes. C’est ainsi que Choli Ke Peeche Kya Hai de Khal Nayak a pu être diffusée dans son intégralité en 1993. Ses paroles sont même tellement « particulières » qu’elles ont fait l’objet de travaux académiques.
Nous avons ici deux policières, jouées par Madhuri Dixit et Neena Gupta, qui essayent d’attirer un bandit interprété par Sanjay Dutt. Le texte de la chanson va crescendo, commençant par la question équivoque Qu’y a-t-il sous ce corsage ? Il se moque ensuite de la vertu féminine avec Que de choses à protéger Seigneur (Ram) dansé en relevant sa jupe. Il aborde frontalement l’homosexualité féminine avec la question Comment doit être la fille, comment doit être le garçon ? à laquelle la danseuse répond La fille doit être comme moi, le garçon comme toi (l’autre femme), l’amour serait alors très amusant. Pour finir par Reviens-moi vite, je dors la porte ouverte qui sous-entend qu’elle l’attend dans son lit. La grossièreté est telle qu’elle se cache le visage.
Depuis toujours, les chansons à double sens fleurissent dans le cinéma hindi. Le public indien semble raffoler d’un sexe évoqué sans qu’aucun mot explicite ne soit prononcé ni aucune image montrée. Dans Ek Do Teen en 1951, la censure pouvait encore tenter d’effacer des paroles qui parlent de se « noyer dans ses eaux profondes ». En 2012, elle a même renoncé à la moindre action contre ce que la chanteuse peut faire de ses mains après avoir « joué avec les lions » dans Chikni Chameli.
La violence était singulièrement absente des débuts du cinéma hindi. Bien sûr les batailles faisaient leur lot de morts et les films mythologiques montraient quelques fois des horreurs comme des décapitations (et des autodécapitations !), mais la gentillesse dominait. Même Prithvi Vallabh sorti en 1942, qui se termine par l’écrasement du héros sous la patte d’un éléphant, est un hymne à la bonté. Les méchants étaient toujours punis s’ils ne s’amendaient pas, et la censure pouvait se concentrer sur les danses « suggestives ».
Il faudra attendre les années 1970 pour voir apparaître des scènes réellement violentes. Le CBFC s’est ainsi opposé à la fin originale de Sholay où Thakur tue Gabbar. Les auteurs ont dû tourner un épilogue qui préserve la morale : la police vient arrêter l’ignoble Gabbar pour le ramener en prison. D’autres passages violents ont également été coupés au montage, en particulier celui où la famille de Thakur est massacrée.
En effet, si la censure autorise en général les images brutales, elle interdit strictement de montrer l’assassinat d’enfants. Même dans le récent Badlapur, la mort du petit Robin n’est que suggérée et on ne voit que sa main à la morgue. Seul Anurag Kashyap a osé aller plus loin en offrant à la vue le cadavre décomposé d’un enfant, en violation flagrante des règles établies. Il en a obtenu le droit de haute lutte en menaçant de ne pas sortir le film en Inde s’il venait à être coupé. C’est aussi à lui qu’on doit certainement un des moments les plus violents du cinéma de Bombay : une scène insoutenable de torture à coups de marteau dans Black Friday. Plus récemment, le crime d’honneur décrit en détail dans NH 10, également insupportable, a lui aussi passé avec succès la barrière de la censure.
La violence inclut aussi les viols, un des thèmes récurrents du cinéma indien. La vengeance qui s’en suit généralement est aussi souvent l’occasion de déchaînements de brutalité. Par exemple, dans le blue film sorti en 2001, Tamboo Mein Bamboo (« Mon bambou dans la tente » ??), le personnage principal incarné par Satnam Kaur est violé par trois voyous au début du film. La police refusant d’intervenir, elle prend les choses en main en les émasculant un à un ; à coups de dents, de couteau et le dernier, à la scie circulaire. Ces scènes sont tournées sans montrer grand-chose si ce n’est le sang qui gicle. La censure n’a pas émis d’objection.
L’ultra-violence telle qu’on la connaît en Occident, avec des films comme la série des Saw par exemple, n’existe pas en Inde. Aucun film de ce genre n’a jamais été présenté au CBFC. Ils n’ont donc pas été interdits même s’il est probable qu’ils le seraient.
L’homosexualité masculine [8] est encore en Inde un délit punissable de 10 ans d’emprisonnement. La loi est cependant si floue qu’elle est aujourd’hui difficilement applicable dans toute sa rigueur. Il n’en reste pas moins, qu’il s’agit d’un tabou grave qui choque nombre d’Indiens. La censure se pense donc en devoir de statuer sur les films qui évoquent ce thème.
Elle l’a fait en 2003 avec Gulabi Aaina, aussi nommé The Pink Mirror, un court métrage évoquant l’histoire d’un transsexuel. Le film a été interdit car son contenu a été jugé vulgaire et offensant. Il l’est encore aujourd’hui. Plus récemment, en 2014, Unfreedom s’est également vu refuser un visa d’exploitation. Il raconte de façon crue deux histoires parallèles ; celle de deux lesbiennes et celle d’un terroriste islamiste. Les amours saphiques et quelques plans de nu ont choqué, mais ce n’est peut-être pas la raison principale de l’interdiction. En réalité les scènes de torture sont difficilement regardables et la description effroyable d’un musulman, certes fou, aurait pu causer des troubles. Les censeurs pince-sans-rire ont argumenté qu’« après avoir vu le film, hindous et musulmans vont commencer à se battre et éprouver des passions contre nature ».
Les homosexuels, les travestis et les transsexuels apparaissent parfois dans des films sans que cela ne cause de problème au CBFC. C’est le cas par exemple du personnage de Naseeban dans Matru Ki Bijlee Ka Mandola sorti en 2013. Des films traitant spécifiquement de l’homosexualité ont été réalisés et certifiés sans trop de difficulté. On pourra citer par exemple Girlfriend en 2004, My Brother… Nikhil d’Onir ou Dunno Y Na Jaane Kyun… dont voici une des chansons principales interprétée par Shaan et Shreya Ghoshal.
Dabi Dabi Kwahishien de Dunno Y Na Jaane Kyun… (2010)
Jusqu’à une période récente, l’homosexualité était moquée au cinéma. Elle semble maintenant mieux acceptée. Le succès Dostana qui a marqué le box-office en 2008 y est peut-être pour quelque chose. Ce sujet, lorsqu’il est évoqué sérieusement, reste cependant réservé aux adultes.
Depuis toujours, les films traitant de sujets politiques et sociaux ont suscité la méfiance des autorités. Avant l’indépendance, il s’agissait avant tout d’éviter l’incitation à la rébellion contre le colon britannique. Après 1947, la République devait être unie contre les ennemis de l’extérieur comme de l’intérieur. Elle était fière et donc ne devait pas se montrer à l’écran sous un mauvais jour. Plus important encore, après les événements effroyables causés par la Partition, le cinéma ne devait en aucun cas être source de troubles inter-communautaires.
Ces critères sont si vagues que la grande majorité des auteurs ont pris toutes les précautions pour éviter la censure au risque de masquer leurs messages. Le nationalisme de Dadasaheb Phalke [9] est par exemple extrêmement difficile à déceler pour un œil extérieur. On dit que les films du studio Prabhat, dont V. Shantaram était le réalisateur emblématique, étaient empreints de gandhisme. C’est également presque impossible à remarquer. Mehboob Khan enfin proposait parfois une vision influencée de loin par l’Union soviétique. Il avait beau ouvrir les films de sa propre société de production par le symbole de la faucille et du marteau, il était très loin d’appeler à la révolution prolétarienne.
Certains rares « rebelles » n’ont pourtant pas hésité à braver ouvertement l’ordre établi. Ainsi G. Ramabrahmam fait chanter un groupe de militants du parti du Congrès dans Mala Pilla, un film social en langue télougoue sorti en 1938. Le plus grand succès de 1943, Kismet, présente Door Hato O Duniya Walon, une chanson clairement anti-coloniale sous des airs d’appel à la lutte contre les Japonais et les Allemands. Plus fort encore, Bimal Roy ouvre en 1944 son Udayer Pathey par la musique de Jana Gana Mana, écrite par Rabindranath Tagore et qui deviendra l’hymne national de l’Inde indépendante six ans plus tard.
Générique d’ouverture de Udayer Pathey (1944)
Tous ces films ont passé avec succès la barrière de la censure car les Anglais s’intéressaient finalement très peu au cinéma indien. Et si Mazdoor a été interdit en 1934, c’est à la demande pressante d’industriels indiens qui craignaient que ce film social d’inspiration communiste n’incite leurs ouvriers à la grève. Ce sont également des Indiens qui ont obtenu à force de manifestations l’interdiction de films occidentaux tels que l’allemand Le Tigre du Bengale ou l’anglais Alerte aux Indes, tous deux sortis en 1938. Ils les considéraient, certainement à raison, racistes. Au sujet de du film américain de 1939 Gunga Din, le pourtant assez libéral Barburao Patel écrit même dans Filmindia : « Des mesures plus sérieuses [que l’interdiction] doivent être prises pour que cessent ces sottises. Un ultimatum doit être envoyé à RKO pour qu’il retire son film de tous les marchés mondiaux et qu’il détruise tous les négatifs en présence d’officiels indiens (…) ».
L’indépendance qu’on aurait imaginé libératrice de la parole, ne modifie pas les règles. Au contraire, les nouvelles autorités n’aiment pas le cinéma et voient son développement d’un mauvais œil [10]. Il n’y a plus de colon à protéger des critiques, la censure se concentre alors principalement sur les offenses inter-communautaires. Dès lors qu’un groupe se sent montré sous un jour défavorable, il objecte et parvient souvent à faire interdire, au moins provisoirement, le film. Ces interdictions sont en général ordonnées par des juridictions locales alors même que le film a passé la barrière de la censure nationale. C’est ainsi qu’en 2006, à la suite de protestations de groupes chrétiens, Da Vinci Code n’a pu être diffusé en Andhra Pradesh, à Goa, au Nagaland, au Pendjab et au Tamil Nadu. Le film avait pourtant obtenu sans difficulté du CBFC un visa d’exploitation pour adultes. En 2008, les Rajputs se trouvant malmenés par Jodhaa Akbar ont obtenus une interdiction provisoire au Madhya Pradesh et en Uttar Pradesh avant que la Cour suprême n’autorise la projection du film. Au Rajasthan en revanche, les propriétaires de salles ont reçu des menaces et le film n’a jamais pu être diffusé. Plus récemment, Ram-Leela a dû changer en urgence son titre en Goliyon Ki Raasleela Ram-Leela à la suite d’une procédure judiciaire intentée à New Delhi par un groupe de pression hindouiste.
Les interdictions confinent parfois à la bêtise comme ce fut le cas de Dam 999, un film catastrophe très ordinaire qui raconte l’histoire de l’effondrement d’un barrage. Il ne put être projeté au Tamil-Nadu car le gouvernement local craignait qu’il ne répande la peur au niveau de la population. Cette décision a par la suite été confirmée sans rire par la Cour suprême de l’État.
Plus sérieusement, les films sont en danger lorsqu’ils attaquent, ou simplement décrivent, le pouvoir en place. La comédie politique Kissa Kursi Ka a fait l’objet d’une action commando de la part des supporters d’Indira Gandhi pendant le processus de certification en juillet 1975, en plein état d’urgence. Toutes les copies ont été détruites. Ce n’est qu’après la chute du parti du Congrès que le film a été refait avec une distribution légèrement différente. La nouvelle version a obtenu facilement son précieux certificat en novembre 1977.
Enfin, la représentation de drames politiques récents pose souvent question et amène les autorités locales à interdire les films, parfois après leur sortie officielle. Par exemple Hawayein a été interdit en 2003 dans les états de Delhi, Jammu et Kashmir, Haryana et au Pendjab. Même en 2013, Madras Café a été interdit au Tamil-Nadu pour avoir montré les Tigres tamouls sous un mauvais jour.
Après avoir passé en revue les sources principales de censure des films en Inde, saurez-vous détecter ce qui ne va pas dans Sadda Haq tirée de Rockstar, un film autorisé en 2011 aux plus de 12 ans accompagnés d’adultes ?
La vidéo qui suit présente la chanson telle qu’elle fut diffusée en salles. Son réalisateur, Imtiaz Ali, avait apporté de bonne grâce la modification demandée par le CBFC. Laquelle ? Mais si la certification devait être faite aujourd’hui, en 2015, elle présenterait un problème qui la réserverait aux adultes avertis. De quoi s’agit-il ?
Sadda Haq dans Rockstar (2010)
[1] Les autorités administratives et judiciaires des États peuvent interdire les films au niveau local, allant ainsi contre une autorisation du comité de censure national. Elles ne s’en privent pas…
[2] L’histoire est tellement répétée qu’elle se trouve dans Wikipedia. C’est à croire que personne n’a vu le film…
[3] Le cinéma bengali récent a été très loin. Gandu sorti en 2010 montre par exemple un homme qui se masturbe et d’autres joyeusetés. Il n’a probablement pas été soumis à la censure car il n’avait aucune chance d’obtenir un visa d’exploitation. Ce texte s’intéresse au cinéma hindi pour lequel un tel cas ne s’est jamais produit.
[4] Kidar Sharma, le réalisateur de Chitra-Lekha, dira en interview plus de 40 ans après que rien n’avait été montré dans la fameuse scène du bain.
[5] Il s’agit d’un film américain réalisé par Conrad Rooks joué par des acteurs indiens dont Shashi Kapoor.
[6] Ce film brut et cru pourrait être la source d’inspiration du beaucoup plus délicat Nuit d’été en ville de Michel Deville.
[7] Vous me pardonnerez de ne pas en montrer un extrait.
[8] L’arrêt de la Cour suprême indienne statuant en 2013 sur la constitutionnalité de la loi de 1861 n’envisage pas le cas de l’homosexualité féminine.
[9] Dadasaheb Phalke a écrit, produit et réalisé Raja Harishchandra en 1913, le premier film complètement indien.
[10] Cette attitude négative perdure jusqu’à nos jours où l’interventionnisme permanent de l’État contraint le cinéma à une production très commerciale qui tend à exclure en réalité les expressions divergentes.