Guzaarish
Traduction : La requête
Langue | Hindi |
Genre | Comédie dramatique |
Dir. Photo | Sudeep Chatterjee |
Acteurs | Aishwarya Rai Bachchan, Hrithik Roshan, Aditya Roy Kapur, Nafisa Ali, Shernaz Patel, Suhel Seth, Monikangana Dutta |
Dir. Musical | Sanjay Leela Bhansali |
Paroliers | A. M. Turaz, Vibhu Puri, Jagdish Joshi |
Chanteurs | Sunidhi Chauhan, KK, Harshdeep Kaur, Shankar Mahadevan, Shail Hada, Kunal Ganjawala, Francois Castellino, Rakesh Pandit, Vibhavari Joshi |
Producteurs | Ronnie Screwvala, Sanjay Leela Bhansali |
Durée | 124 mn |
Inutile de tourner autour du pot, je considère ce film comme un chef-d’oeuvre. Vous n’allez donc pas en lire une critique objective mais une critique subjuguée et assumée comme telle. Il y a des cas où l’on est fier de brandir ses sentiments. En voilà un. Partagerez-vous cette exaltation ? Voilà tout le mal que je vous souhaite.
Sanjay Leela Bhansali est un réalisateur à part. Fou et ambitieux. N’hésitant pas à aborder des sujets difficiles et attachant autant d’importance à la forme qu’au fond. Une sorte de Karan Johar intello et sophistiqué. Ses films jouent toujours les énigmes. Pour qui apprécie son goût du détail, c’est un régal de regarder dans les recoins de ses films. Et Guzaarish est son chef-d’oeuvre.
Ethan Mascarenhas (Hrithik Roshan) est un magicien. Pas n’importe lequel, le meilleur du monde. Quatorze ans plus tôt, il est devenu tétraplégique à la suite d’un tour qui s’est mal terminé. Depuis lors, il vit à Goa dans un grand manoir. Juste après l’accident, il a repoussé ses proches : sa mère Isabel (Nafisa Ali), son assistante et petite amie Estella (Monikangana Dutta), et n’accepte de voir que son amie Devyani (Shernaz Patel), son médecin (Suhel Seth) et deux servantes. Depuis douze ans, il emploie une nurse, Sofia D’Souza (Aishwarya Rai Bachchan), qui veille sur lui fermement mais avec beaucoup de tendresse.
Petit à petit, il a reconstruit sa vie avec les contraintes de son handicap. Il a écrit un livre, donne des conférences sur le handicap et, de chez lui, anime "Radio Zindagi" (Radio Vie), une station de radio dans laquelle il essaie de réconforter ceux qui souffrent.
Mais son état s’aggrave et il n’en peut plus. Il décide de mourir. Pour cela il demande à Devyani, qui est avocate, d’engager une procédure pour autoriser son euthanasie. Malgré ses réticences, elle s’exécute. Mais l’euthanasie est interdite par la loi indienne et, sans surprise, sa demande est repoussée par le juge.
Un jour, un jeune homme se présente au manoir : Omar Siddiqui (Aditya Roy Kapoor). Il rêve depuis l’enfance de rencontrer Ethan et de devenir son élève.
Comprenant que, seul, il n’arrivera à rien, Ethan décide de mettre son cas sur la place publique et de faire voter ses auditeurs sur son projet : le projet "Ethanasie".
Guzaarish est un film fabuleux que je vous recommande de voir de toute urgence sans même finir de lire cet article. Fabuleux car il fusionne poésie et tendresse comme rarement au cinéma. C’est un film qui se savoure de multiples façons. D’abord à l’instinct, lors de la première vision. Ensuite avec délectation en cherchant les indices disséminés par Bhansali pour fignoler ses héros. Scénario, acteurs, mise en scène et musique, ces éléments semblent s’être rencontrés au moment alchimique idéal pour forger un chef-d’oeuvre de cinéma. Et pas spécialement de cinéma indien mais de cinéma tout court.
Bhansali a déjà eu l’occasion de montrer différentes facettes de son talent. Sens du traitement scénaristique avec Hum Dil De Chuke Sanam. Phénoménal sens de l’esthétisme avec Devdas. Goût pour le mélo sombre avec Black. Mais aussi absence de peur du ridicule avec Saawariya.
Il revient en 2010 avec ce film qui a en commun avec Khamoshi et Black le thème du handicap. Mais là où Black tricotait une relation, décrivait le long chemin douloureux qui va lier deux êtres, Guzaarish se présente de façon plus statique, comme une toile pointilliste. Le tableau d’un véritable amour, à l’état pur, dégagé de la chair, sur fond de souffrance. Et c’est le regard du spectateur, passant par différentes émotions, qui crée le mouvement plus que l’évolution des personnages. Car Bhansali est un cinéaste de la souffrance. Black prenait aux tripes ceux qui y étaient sensibles. Guzaarish les prend au coeur.
Bhansali ne laisse jamais indifférent. Chacun de ses films précédents a fait l’objet de reproches : abus d’esthétisme, gonflement de l’ego, nombrilisme et exagération, sans parler d’histoires moins artistiques avec les compagnies d’assurance. Mais il a tiré les leçons du passé et Guzaarish marque une étape importante dans sa carrière. Celle d’un équilibre trouvé entre tous ces excès. Car s’il fallait choisir un seul mot pour définir ce film, ce serait celui d’équilibre. Toutefois, il ne faudrait pas confondre équilibre et asepsie. Le spectacle ne s’est pas aseptisé pour autant et les goûts du réalisateur pour les images et les détails extraordinairement soignés sont toujours de la partie. L’esthétisme est toujours là, et bien là. Mais pour la première fois, rien n’existe au détriment du reste et cet esthétisme n’est qu’une des composantes de l’oeuvre et non pas son sujet. Devdas éblouissait de couleurs rouges et jaunes et de chansons jusqu’à masquer le reste. Saawariya se délitait dans une sorte de brouillard lumineux bleu et noir illisible. Guzaarish joue des verts et des rouges sombres. Beauté de l’image mais surtout beauté au service de l’histoire. Le pinceau idéal. En réalité, Bhansali est un peintre plus qu’un cinéaste. Il ne met pas en scène un monde, il en crée un. Et ce monde n’a pas la perfection d’une sphère lisse mais celle d’un oursin, bardé de piques, de sentiments déchirants.
Bien qu’il reprenne la trame de Mar Adentro, un film d’Alejandro Amenábar, Guzaarish est en premier lieu une oeuvre personnelle du réalisateur par son approche et son traitement. Après l’échec de Saawariya, il s’est retrouvé dans le même état d’esprit qu’Ethan : seul et incompris. Cette paralysie du héros, c’est un peu celle du créateur qui doit commencer à inventer une histoire.
Le scénario terminé, l’alchimie entre histoire et acteurs décuple la force de l’oeuvre.
2010 n’a pas été une très bonne année, ni pour Hrithik, ni pour Aishwarya sur le plan du succès commercial. Leurs deux films principaux, Kites et Guzaarish pour l’un, Raavan/Raavanan et Guzaarish pour l’autre n’ont pas marché auprès du public. Et pourtant, cette année restera peut-être dans l’histoire de Bollywood comme celle de ces deux acteurs prodigieux. Pour Guzaarish.
Depuis longtemps, Aishwarya a un rapport fort et de confiance avec Bhansali. C’est son troisième film avec lui (après Hum Dil De Chuke Sanam et Devdas). La légende dit qu’elle a accepté d’y participer sans même lire le scénario. Juste sur la base du nom du réalisateur et de celui de son partenaire qu’elle a croisé à deux reprises (dans Dhoom : 2 et Jodhaa Akbar).
Le choix de ce couple est finalement idéal.
Ils nous font tous les deux un numéro impressionnant. Hrithik devait relever un véritable défi : jouer un paraplégique alors qu’on lui connaît un corps d’athlète. Mais il a fait le nécessaire pour se couler dans le personnage, passant de longs moments avec de vrais paraplégiques. Et le résultat est époustouflant. Dès le générique, on oublie le culturiste pour ne voir qu’un corps meurtri et inerte.
Restait à donner une âme à Ethan et, là encore, Hrithik est fascinant. Ses regards, ses sourires, ses crispations, et même ses positions dans son fauteuil roulant ou son lit, tout lui sert à s’exprimer en nuance. Une interprétation qui fera date.
Quant à Aishwarya, même si physiquement le défi était d’une autre nature, elle réalise un exploit en faisant passer sa beauté, pourtant toujours flagrante, au second plan et en dégageant à la fois une force et une faiblesse intérieures époustouflantes. Force de la foi en ce qu’on fait et faiblesse en face d’une réalité qui bouleverse.
Ce couple est hallucinant de réalisme et de fusion.
Il ne faut pas oublier les seconds rôles. Que ce soit Shernaz Patel ou Monikangana Dutta, les deux sont magnifiques. Déjà dans Black, Shernaz était poignante dans son rôle de mère dévastée. Ici, elle incarne une avocate concassée entre son amitié et sa responsabilité dans le projet d’Ethan. Rôle difficile qu’elle interprète avec justesse. Monikangana est un de ces mannequins dont raffole Bollywood. C’est son premier rôle. Il est bref mais capital pour le film et elle s’en sort merveilleusement dans la scène où elle donne son aval à Ethan pour son suicide. L’une des scènes les plus émouvantes.
Et tous les autres acteurs sont à la hauteur et bien dans l’âme du film. Bhansali a réussi un casting parfait.
L’image à elle seule mériterait un livre. Le travail sur les décors ou les costumes est d’une incroyable précision. Le choix des photos, des objets, le type de bijoux portés par Sofia, tout a été réfléchi et travaillé. Le traitement des couleurs, essentiellement le vert et le rouge, crée un climat particulier, assez oppressant. Le vert évoque la vie de la nature, du monde extérieur, renforcé par les paysages de Goa sous la pluie, presque comme au coeur de la forêt amazonienne. On ressent presque charnellement l’humidité primitive. Le rouge, quant à lui, rappelle la vie humaine, celle de la souffrance d’Ethan. Et tout le film joue sur ces deux couleurs. Le soleil est presque absent. Seules des traces de jaune dans les tours de magie apportent une chaleur humaine et une lumière quasi-divine, magique. Les effets spéciaux, comme par exemple le décor numérique lors du voyage en bateau de Sofia pour rentrer chez elle, passent inaperçus tout en contribuant à l’ambiance.
La musique a été composée par Bhansali en personne. C’est la première fois qu’il le fait pour tout un film. Il justifie son choix en expliquant qu’il était le mieux placé pour comprendre ses personnages et donc leur musique. Elle est en réalité plutôt discrète et parfaitement intégrée au film. Impossible d’évoquer la musique sans parler de la séquence de danse de Sofia. Une sorte de libération, de renaissance de Sofia juste après que le juge vient de la prendre pour la femme d’Ethan. Sous les yeux embués de ce dernier, elle est littéralement transportée par la musique et par cette méprise, révélatrice pour elle, et elle semble littéralement possédée. Mais le plus fort, c’est que c’est aussi une libération pour le spectateur, chez qui Bhansali a subrepticement réussi à créer un sentiment latent de paralysie. Pour le coup, on se prend à reprendre sa respiration sur cette danse. Accessoirement, Aishwarya y montre une nouvelle fois ses exceptionnelles qualités de danseuse et sa classe naturelle. Un très grand moment de communion entre le film, ses acteurs et ses spectateurs…
Bhansali est un réalisateur à tiroirs. Tout est étudié chez lui et il raconte toujours ses histoires sur plusieurs niveaux. Il parsème ses oeuvres de pistes et de symboles. Les exemples dans Guzaarish son nombreux et feront l’objet d’un autre article, mais on peut en citer un : alors qu’Ethan est enfant, sa mère chante sur une scène de café. Sa chanson se finit sous les huées des spectateurs et les projectiles, dans une sorte de lynchage, de lapidation. Elle regagne sa loge, meurtrie. C’est là que le jeune garçon va créer son premier tour, d’une grande tendresse : faire apparaître un sourire sur le visage de cette mère martyre. Le café dans lequel Isabel, la mère, chante se nomme "Chez Martin". Ce nom est affiché derrière Isabel, dans un cercle rappelant une auréole. Or Martin est le nom du dernier pape martyre.
Pendant tout le film, la religion flotte dans l’air. Les éclairages rappellent les cathédrales, les bras en croix évoquent le Christ, la statuaire fait penser aux cryptes, le film s’ouvre au son des cloches, etc.
En résumé, Bhansali a construit un film d’une grande sensibilité mais sans sensiblerie. Ce qui le distingue d’un Black par exemple, c’est qu’on ne pleure pas. L’émotion est toujours là, mais à aucun moment il n’y a trace de pitié. Tous ces gens qui souffrent sont montrés avec beaucoup de dignité, de compassion, preuve de la délicatesse et de l’humanité de Bhansali.
Si vous n’avez pas encore vu le film, faites-le. Peut-être ne partagerez-vous pas le même enthousiasme, mais il y a fort à parier que votre avis ne sera pas mitigé. Vous aimerez beaucoup ou pas du tout. Normal, souvenez-vous que la perfection selon Bhansali n’est pas celle de la sphère lisse mais celle de l’oursin. A garder dans un coin de mémoire en admirant deux magnifiques acteurs dirigés par un très grand metteur en scène dont l’Inde peut être fière.
Note : 10/10 - Chef-d’oeuvre à ne rater sous aucun prétexte.